J'en suis sûre et certaine, aucune poule n'a joué quelque rôle que ce soit dans ce qui suit…

C'est une vieille histoire. 

J'étais fort gamine et fort têtue. Je rechignais à tout ce qui me venait de l'école honnie et de ses maîtresses revêches, acariâtres, injustes et bornées. Chaque soir, il me fallait m'asseoir près de ma mère, ce qui déjà n'était que fadeur, et lire à haute voix quelques pages d'un livre. Je ne me souviens pas si c'était un devoir d'école ou un choix maternel l'ouvrage mais c'était d'un ennui profond, d'une bêtise abyssale ; j'ânonnais, butais sur les mots, les liaisons tombaient mal-t-à-propos… Tout pour faire accroire en mon incapacité crasse, comédie dramatique du soir. Pensais-je que si je montrai des faiblesses énormes, on me foutrait la paix et on cesserait de m'envoyer à la torture chaque matin ? 

Un triste soir mon paternel fut endeuillé d'un homme qui avait présidé heureusement une partie de son enfance, du coup la corvée de lecture passa à la trappe. Je n'en fut pas si jouasse, j'aimais beaucoup le vieux qui venait de passer. Les parents partirent honorer le mort nous laissant aux soins d'une grand-mère aussi bête et méchante que sa fille. Ce que j'appelle aujourd'hui un week-end de merde se profilait à l'horizon et il faisait un temps à ne pas mettre un canard dehors… la barbe…

Après quelques chamaillis de pure forme avec le frangin, je ne savais plus quoi faire de ma carcasse et, à ma déplorable habitude, errais à la recherche d'une belle connerie à faire… Comment j'en fus à ouvrir la bibliothèque du père, y choisir le volume dont il s'était récemment régalé, mystère c'est venu comme ça. Et j'ai commencé ma lecture, c'en était fini de renâcler comme une vieille mule…

Ah c'était donc ça un livre !!! Une histoire formidable, des personnages impressionnants, des trucs insensés, un œuf ! Pas n'importe lequel frais pondu, non un œuf d'or rien que ça ! Avec une dame et un monsieur dedans l'œuf… et le plus incroyable pour l'époque, des ruskoffs et des amerloques bossaient ensemble au bout de la terre dans les froids polaires. Nom d'une pipe c'était inouï, magnifique, merveilleux, extraordinaire, fabuleux !… Je dévorais goulûment pour finir avant le retour des parents. Dans mon souvenir c'était un gros livre grand modèle cartonné de première édition. Le manque dans la bibliothèque était visible, fallait le remettre en place au plus vite ce bouquin. A aucun moment il ne me serait venu à l'idée de le brandir triomphalement sous le pif paternel rentré au bercail en expliquant que ça je veux bien le lire, c'est pas de la gnognotte, de la crétinerie de Club des cinq et autre Fantomette… ah misère, Fantomette quel souvenir cuisant ! C'est pourtant ce que j'aurais dû faire : "regardez comme je sais bien lire et venez plus m'emmerder avec vos littératures à deux balles et à la noix réunies !". Et non j'ai planqué l'affaire, quelle balourdise !

Le moment venu de s'aller coucher que faire ? Les parents rentreront dans la nuit. J'ai dégoté une lampe de poche et continué ma lecture sous les draps. Tant captivée que je n'ai pas entendu le bruit de la voiture, j'ai glissé en hâte le livre sous le matelas et ai fait semblant de dormir quand il y eut du bruit dans l'entrée. Mon père vint me faire sa bise habituelle sur le front et… ouf… l'avait rien vu-rien sentu.

Tu parles, il avait bien aperçu une lueur zarbi à la fenêtre de ma chambre (foutu œil-de-lynx) et le lendemain matin m'a tabusté un moment avant que je finisse par avouer mon forfait et quémander le droit de finir l'histoire. Faveur refusée avec un grand sourire argumenté. Zutre……

Je venais de piger qu'un livre peut apporter tant et tant de joies, de savoirs, d'heureuses émotions, révolution copernicienne !… mais pourquoi donc m'obligeait-on à lire des merdes infâmes écrites avec les pieds alors qu'il y avait trente six mille choix aussi épastrouillants les uns que les autres ? Les parents sont schnoques et les maîtresses imbéciles.

L'histoire s'est répandue dans le cercle familial : et ben non, finalement elle est pas complètement demeurée la gamine… et on m'offrit des livres, des vrais.  Deux ou trois ans après cette aventure haletante j'eus le droit d'achever ma lecture commencée en loucedé.

A ce jour, la jouissance ne s'est pas tarie ; une bonne douzaine de livres qui attendent leur tour encombre une table. Dans le tas, il y en a un dont je ne sais pas si je vais oser l'ouvrir, le relire. Je l'ai acheté LE livre premier, celui qui me sortit de l'ornière.

J'ai le pressentiment que je vais être affreusement déçue… quoi ! ce n'était qu'eau de rose, science-fiction d'opérette et trame politique cousue de fil blanc ?

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Bah… Tant pis si je suis déçue, il reste que c'est le premier livre qui m'a transporté ailleurs m'a permis de comprendre qu'en lisant, le monde s'ouvre à soi… à moins que ce ne soit le contraire.

Barjavel était un journaliste célèbre à la sortie de cet ouvrage, je me souviens l'avoir entendu (à la radio, la télé ?) répondant à la question d'un collègue une phrase qui disait à moins que la mémoire ne me faille :  "comment voulez-vous que Sartre ait une juste vision du monde avec les yeux qu'il a !"… J'ai ri. Encore aujourd'hui je souris à cette évocation.

Ce n'est pas compliqué d'apprendre à lire, il suffit de céder au livre qui ouvre la porte pour les suivants, peu importe la qualité littéraire du premier ce me semble.

26 décembre 2013