Que pourrais-je lui souhaiter d'autre ? Pas facile…

Une guitare n'a pas besoin du vent ! Il lui faut un torse accueillant, une cuisse confortable et des doigts habiles, c'est tout.

A l'heure d'avoir le loisir de reprendre la gamme et les tablatures où je les avais laissées il y a des lustres, mes doigts renâclent ! Merde alors !!! Après les lamentations d'usage genre : saloperies de vieilles mains qui ne veulent plus pincer, barrer, grattouiller, qu'en faire de ma guitare ?

Laisser définitivement un instrument joli au fond d'un grenier poussiéreux, c'est quasi un crime. Il faut que ça se fasse entendre une guitare sinon à quoi bon avoir été ouvrée par des artistes de la varlope et du ciseau ; poncée, polie, incrustée, emmanchée et chevillée pour aller traîner dans un coin tristounet ou pire comble de mauvais goût, se faire pendre au-dessus de la cheminée, c'est bien trop affreux comme destinée.

 

Je l'ai reçue d'un proche ami de famille, arrière-arrière petit cousin* de Gustav Mahler. Bon musicien il avait choisi cet instrument pour lui tenir compagnie lorsqu'il partait solitaire en virée voyageuse ; ils s'entendaient très bien tous les deux mais la vie demande parfois de faire des choix imbéciles, il dut la laisser pour des études supérieures, tellement supérieures que je n'ai jamais bien compris en quoi ça consistait, c'était fort matheux je crois, pouah…

Alors qu'il me racontait ses choix, je lorgnais sa guitare qui somnolait alentour :

- et ta gratte, tu vas pas l'emmener ?

- bah non pense-tu ! je vais avoir six à huit heures de cours par jour plus les préparations de (ici je ne me souviens plus quoi de ces fameuses préparations de) et puis je serai en cité U sûrement dans une chambre minable ouverte à tout larcin, faudrait pas qu'elle tombe dans des sales paluches ma copine !

- ah oui je vois… dis-je en regardant ostensiblement mes jeunes mains valides

il faut croire que mon manège a fonctionné

- et j'y pense… tu voulais pas t'y mettre vraiment à la guitare ? tu m'avais pas dit que ça te plaisait pas les grattes folk de tes potes ?

- si, t'as bonne mémoire

- elle te plaît ? je te la vends ! je préfère la savoir chez toi qu'ailleurs

- ouais j'en rêverai bien mais… mais j'ai pas d'sous comme d'hab.

j'ai probablement si fort et tant soupiré qu'il dut avoir pitié

- bah t'en fais pas, je la fais à pas cher et j'embobine ta mère, elle me filera bien un billet si j'y dis que je suis à sec et qu'en échange je te laisse la guitare

- oh c'est pas vrai ! tu ferais ça ?

- et bien sûr pardi ! arnaquer ta mère c'est le p'tit plaisir en plus, l'harmonique en fin de morceau !

C'est le premier éclat de rire que m'offrit cette guitare. Ma mère fut dûment arnaquée, elle goba le mensonge d'un jeune homme, fils d'une riche et généreuse famille, qu'était soit-disant à sec de pognon alors qu'il fallait rentrer dare-dare à l'autre bout de la France pour entamer des études tueuses de guitare.

 

Cet instrument m'a accompagné pendant un gros moment dans toutes mes aventures plus ou moins périlleuses pour le bois dont on fait les guitares.

 

La nuit qu'un ronfleur nous gâchait copieusement le sommeil dans une tente exigüe, un gros croquenot de marche vola vers l'importun copain tapageur mais c'est la table d'harmonie qui prit le coup, elle vibra de colère. Le mal était fait, une fente irréparable sans gros travaux de lutherie. Un pote bien intentionné voulut cacher les dégâts en apposant des auto-collants, quel andouille ! J'ai vite arraché mais trop tard, un peu de vernis se fit la malle.

Nous nous promenâmes, marchâmes, souffrîmes ensemble bien souvent avec mon troupeau de compères toujours la guitare suivait. Des jours sans pain, des semaines dans la magnifique Vallée des Merveilles la bien nommée, des nuits sans feu faute de bois sec… on s'en foutait royalement. Il suffisait de se poser et de jouer, faire chanter les amis, raconter des blagues et s'endormir ; le ventre mal garni, la truffe dans les étoiles on était les princes de royaumes à venir.

La campagne humide et tiède, les causses secs et glacials, les plages d'été encore torrides au soir, la transhumance des moutons dans le petit matin brumeux de ces brumes qui ne veulent jamais désarmer tout-à-fait devant le pâle soleil de printemps… et j'en passe, elle a tout subi la gratte trimballée à l'épaule. Souventes fois, je lui ai laissé ma couvrante pour la protéger des intempéries dans nos campements de fortune mal équipés que nous étions.

Que de souvenirs elle cache dans sa caisse et dont je me souviens comme d'hier : on s'est bien éclatées toutes les deux.

Dans la solitude, c'était pareillement une excellente compagnie. Sa plastique aux formes douces se laissait enlacer et parfois sans même la jouer il suffisait, les mains croisées sur l'éclisse, d'y poser le menton et c'était parti mon kiki pour une rêvasserie hors les affreux tracas du moment.

Les soirs de courage, c'était des heures d'exercices qui avaient le don de mettre les nerfs de l'entourage en pelote.

Les soirs de bourdon, une petite bossa nova histoire de mettre un grain de fête où y en n'avait pas lerche.

Les soirs d'inspiration, jouer une revue de mon faible répertoire, tour de chauffe avant de travailler de nouveaux morceaux  ; contrairement à son allure accueillante, c'est difficile à dompter une guitare. Combien de fois l'ai-je posée contrariée et les doigts en compote !

D'un petit progrès à un autre, je me débrouillais conseillée par de vrais musiciens amis.

Les royaumes à venir ne vinrent jamais. Il fallut aller au chagrin pour gagner sa croûte, ça tue les guitares aussi sûrement que des études de maths. 

Plus tard un chilien exilé, guitariste classique sans instrument sans travail sans papiers… dans la débine quoi, encore qu'un couple d'amis l'hébergeait, me l'emprunta pour aller faire la manche devant les coquets troquets de Juan-les-Pins. Et oui elle a aussi fait la manche ! Malgré que je lui aie offert une douillette housse neuve pour l'occasion, elle récolta encore quelques menues rayures impossibles à éviter. Elle était jouée avec maestria et ça c'était chouette.

 

Au seuil d'un nouveau changement de vie, je me suis décidée bravement au divorce appelant à la rescousse un guitariste ami d'amis chargé de me trouver un bon client pour cet instrument en lui spécifiant que je préférais un amoureux impécunieux à un riche oublieux. Pas fière de moi et un peu inquiète mais quoi, il faut choisir entre décision ferme et lamentation stérile.

"Mais bien sûr" qu'il me dit le guitariste : "tu me la passes et je la montre à mon prof. qui dira ce qu'il en pense et combien elle vaut".

Bon. Un fatidique dimanche soir elle quitta ma voiture pour celle d'à côté non sans être passée de mains en mains qui la grattouillèrent à tour de rôle, ça ne m'a pas plu… jalouse pour la première fois de ma vie ? Il serait temps !

 

C'était quoi ? Le bon jour, le bon moment, l'air du temps ? Je ne sais. Toujours est-il que le professeur de guitare bien décidé à ne pas jouer cette vieille rombière qu'avait un peu trop vécu s'est quand même laissé tenter… allez juste un p'tit coup. Et me l'a achetée. 

Il ne pouvait rien arriver de mieux à cette Giannini née en mai 1973 dans le lointain Brésil : épicéa et palissandre, nacre-ébenne pour le kitch, sombre pour le son.

Un matin en ouvrant ma boîte électronique, j'y ai trouvé un courriel intitulé : "mon prof et ta guitare, ça joue ! Clique-là". (vous aussi pouvez cliquer si ça vous chante)

Ils ont pensé à me faire une vidéo de l'impro qui a décidé son nouveau propriétaire, touchante attention.

Un joli miracle, un baume sur ma peine d'avoir à larguer un beau souvenir.

Boa sorte guitarra brasileira** !

18 février 2016

*  ou neveu ?… de la famille quoi…

** Bon vent guitare brésilienne