Décor : Perpignan et le festival VISA pour l'image

Epoque : XXIème siècle, le 10 septembre 2015

Acteurs : des photo-journalistes-reporters, le monde comme il va et moi


C'est le titre qu'a choisi Manoocher Deghati pour son cartouche de présentation à l'entrant de la rétrospective qui lui est consacrée. Une fratrie qui a l'œil, son frère Reza est mon photographe préféré ; Manoocher est peut-être moins connu quoique deux de ses photos restent dans la mémoire collective : Arafat qui rentre à Gaza avec un sourire à décrocher la lune, on verra plus tard qu'elle n'a pas voulue descendre… une autre jouissive de Jospin se faisant caillasser à l'université de Birzeit après avoir encore proféré une grosse stupidité qu'a foutu les étudiants en rogne.

Après une visite à VISA pour l'image, festival annuel de photo-reportage de Perpignan, je ne peux pas nier l'avoir vue en face la réalité.  Comme chaque année c'est bien trop foisonnant pour une seule petite journée, je dois faire des choix en écartant les sujets qui ne m'intéressent guère, louper National Géographic et les photographies soumises au World Press Photo, ça c'est dommage il y a toujours des captures du monde comme il va qui sont très fortes… tant pis…

La réalité en face, c'est rude encore que je me contente de regarder des photos dans des salles tranquilles avec la proximité de vivres, de sous en poche pour les acheter si le besoin s'en fait sentir.

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D'année en année les présentations et la qualité des tirages ne se démentent pas, le travail des photographes est bien mis en valeur ce qui n'est pas rien car, hormis à l'hôtel Pams, les salles sont vétustes et décrépies. 

Partout sur les places dans les rues sont présents les fanions et les panneaux qui invitent à la visite des neuf lieux d'exposition. Ça fait bizarre de visiter Perpignan sous ce grisouille ciel.

Un recoin sombre :

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Après le mémorable coup de gueule du patron en 2010, le risque de voir des productions bricolées à coup de logiciels a disparu. Il me semble que les choix de prises exposées évoluent, des photographies plus humaines moins sensationnelles au sens où, l'actualité étant majoritairement sanglante, les événements sont capturés dans le contexte en s'attardant moins sur les cadavres déchiquetés, les mutilations et autres horreurs. Les illustrations en sont plus parlantes, font ressentir encore plus le sentiment de proximité du regardant avec les regardés. J'hésite à écrire sentiment de fraternité… enfin bref, les regardés sont des humains comme moi. Et leurs regards vus me suivent, ceux des victimes broyées dans le grand bordel ambiant mais aussi ceux des exécutants de basses œuvres… parfois une lumière pas si meurtrière dans le regard d'un soldat ou d'un milicien, une fugace lueur d'humanité ; bourreaux et victimes sont les deux faces d'un monde déglingué, les véritables responsables se planquent à revers bien à l'abri des objectifs !

Alfred Yaghobzadeh a réussi à choper des demoiselles et femmes yézidies, cette minorité kurde particulièrement persécutée par les infâmes terroristes barbus, qui ont réussi à échapper à leurs geôliers ou ne se sont pas fait saisir en se planquant dans les montagnes. Elles ont rejoint les autres kurdes résistants, armées elles se battent.

Visa a une particularité fort agréable : chaque visiteur est respectueux de son voisin aussi jamais on ne se marche sur les pieds ni ne se bouscule… des "je vous en prie" et autres "après vous" sont de mise. Sauf que parfois, emporté par le récit qu'il suit un visiteur oublie un peu qu'il n'est pas seul. En l'occurrence deux vieilles dames s'extasient devant ces courageuses yézidies qui s'entrainent à flinguer du barbu honni tout en découvrant une forme de liberté à laquelle elles n'ont traditionnellement pas accès dans la vie ordinaire… un ralentissement… une des dames ne suit plus sa copine, se retourne et me rentre dedans tout en exprimant bruyamment son sentiment puis s'aperçoit de sa méprise qui me fait rire : on discute un peu on est vite d'accord, si les femmes commencent à s'en mêler, ils sont mal les barbus. 

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L'actualité internationale est plus que fournie et à notre porte parfois ; les expulsions en Espagne suite à la crise financière de 2008, des milliers de gens ne pouvaient plus payer leur crédit immobilier… les cris et les pleurs, les yeux hagards, le réfrigérateur au milieu de la rue… les flics à gilet pare-balle et casque lourd qui forcent les portes, bousculent, évacuent… ça pense à quoi un flic qui obéit à la finance ? Un visiteur allemand traduit les légendes des photographies à son jeune fils qui semble choqué de voir ces familles mises à la rue ; je me demande s'il lui explique aussi que c'est sa patrie qui gouverne la finance européenne…

La guerre civile au Burundi pas très commentée par chez nous, les résistances civiles à la construction d'un canal au Nicaragua, le Venezuela qui s'enfonce tant et plus dans la misère et la violence.

Un retour sur le séisme au Népal, la catastrophe sanitaire due au virus Ebola ; et de me surprendre à penser une fois de plus qu'au moins ces emmerdes ci sont naturelles ! 

Au Népal encore : une histoire charmante sur les kumaris, des petites demoiselles désignées comme déesses vivantes jusqu'à leur puberté.

En Centrafrique Edouard Elias, un jeune photographe excellent s'est embarqué avec la légion sous l'égide de la mission Sangaris…  même un légionnaire peut avoir un regard d'humain ordinaire, ça c'est une nouvelle ! Marcus Bleasdale s'est approché des camps de réfugiés, des curés qui sauvent des musulmans et vice-versa, un peu de bienveillance et un photographe qui capte admirablement les lumières.

En République Démocratique du Congo une jeune femme, Diana Zeyneb Alhindawi, s'est intéressée aux femmes qui témoignent de viols commis par les forces armées (FARDC) devant un tribunal militaire. Les accusés se marrent et discutent le coup en attendant de passer à la barre, les accusatrices se voilent intégralement pour ne pas être reconnues par peur de représailles… une avocate de la défense qui ne lâche pas le morceau, de quel regard elle toise le président !

La plus grande part est consacrée à l'actualité de forte intensité. La Somalie par un somalien, Mohamed Abdiwahab jeune photo-reporter :  "travailler en Somalie revient à marcher sur le fil d'une épée" dit-il. Depuis 1991 ce pays est en ruines et tourments.

Les camps de réfugiés syriens en Irak depuis trois ans : ironie de l'histoire, les irakiens fuyaient vers la Syrie les bombes américaines, ils accueillent leurs anciens hôtes maintenant et pourtant leur pays n'est pas des plus calme et prospère. Les libanais, turcs, algériens et jordaniens se débrouillent plus ou moins mal de l'énorme afflux syrien. Sur vingt-deux millions de syriens, il y en a cinq ou six qui ont fui et sept ou huit en perdition à l'intérieur du pays. Les quelques milliers de survivants qui viennent s'échouer en Europe c'est peau d'balle n'en déplaise aux nationalistes racistes trouillards qui bavassent à longueur de journées : et qu'on n'a pas d'sous, pas de logements, pas d'écoles, pas d'ci, pas d'çà pour accueillir ces pauvres gens dans de bonnes conditions et pis y a nos vieux qu'ont pas une bonne retraite et pis y a nos pauvres à nous qui sont dehors… c'est pas qu'on a mauvais cœur mais non là vraiment…… et patati et patata… et pis y sont musulmans, ouille-aïe-aïe-aïe !!!

Pas de logements ? Ah… et pourquoi au fil des ans je vois cette bonne ville de Perpignan périr ? Les rues sont vides, les volets fermés, les bâtisses en péril ! C'est une magnifique ville sudiste carrefour de plusieurs cultures qui tombe en ruine. La place ne manque pas, ce n'est pas une affaire seulement caritative mais politique, très politique. Bon admettons qu'on foute dehors ces saletés d'envahisseurs, ça va faire grimper la retraite des vieux, offrir des lieux de vie et du boulot aux clochards ? Laissez moi rire, vos faux arguments cachent bien trop mal vos péteuses lâchetés messieurs-dames qui vous croyez gardiens d'une illusoire pureté nationale.

Logements fermés, rues crasseuses, gosses désœuvrés qui jouent dans les détritus. Une si belle ville qui ne demanderait qu'à vivre :

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Les bombardements, Kobané en bouillie, une partie de Damas en charpie, Homs en poussière et gravas, les attentats à la voiture piégée rapides efficaces et pas chers, Lattaquié prête à tomber, des villages moins connus, Palmyre avant la chute du temple de Bâl, c'est dévasté ; j'entends des clampins pérorer que les jeunes devraient se battre "comme on a fait en 40" pour sauver leur pays au lieu de fuir, ils sont mignons… En 1940 nous étions un pays occupé suite à une guerre conventionnelle d'extension de territoire, il y avait quarante millions de pétainistes et seulement une poignée d'irréductibles à qui il fallut la coalition la plus énorme de l'histoire de l'humanité pour arriver à aplatir ces saloperies de nazis entre les pinces amerloques d'un côté et ruskoffs de l'autre. Comment pouvoir se battre, choisir son camp sans erreur et trouver un appui logistique lors d'une guerre civile doublée d'une guerre de religion triplée de considérations économiques quadruplée par la grosse envie du russe de ne pas perdre son énorme base de Tartous ? Comment trouver les forces humaines nécessaires à l'organisation d'une résistance dans un pays dictatorial qui a flingué tous les opposants au régime ?

Le collectif Dysturb   déniche des endroits propices d'exposition à la rue :

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Quand un homme se noie sous ton pif, faut plonger ; si tu commences à réfléchir que t'as pas ton maillot, ta serviette éponge, ta bouée canard et tes palmes rose fluo le mec a le temps de couler. Soyez clairs maroufles cessez vos captieux discours puants, foin d'hypocrisie que diable ! Dites-le franchement que vous souhaitez la perte des candidats au refuge !

L'Europe qui n'avait qu'à moitié réussi à entrouvrir ses frontières intérieures est en train de claquer violemment la porte blindée. Les photo-reporters sont accusés d'instrumentaliser les consciences… faut bien dégoter du bouc émissaire et paf ça tombe sur les témoins.

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La réalité en face, un regard encore. Ce jeune homme appartient à un gang violent de San Salvador, il vient d'être incarcéré. Un regard de môme perdu :

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Ah comme j'aurai aimé aller écouter ce qu'ont à dire ces gens !

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Les pays non représentés par une exposition sont ceux qui sont inaccessibles tant ils sont devenus périlleux : Erythrée, Ethiopie par exemple, ou ceux dont les sujets ont été largement abordés lors d'éditions précédentes ; les neuf lieux ne suffiraient pas à toute l'actualité du monde chaque année.

Ma salle préférée, celle où je pourrais passer la journée à photographier les gens qui passent, avec du matériel : un reflex, un objo lumineux et un pied… bref le confort moderne. Comme chaque année faute de temps j'ai dû me contenter d'un p'tit cliché avec mon fidèle p'tit compact :

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Dans le labyrinthe délabré des ruelles de la vieille ville, je rencontre des naufragés qui ne savent plus comment faire pour rejoindre un lieu malgré leur plan tout chiffonné. Ils tournent en rond, se perdent et recommencent. Je connais assez bien ce dédale et leur indique comment cheminer tout en leur proposant une halte à l'ancienne université puisqu'ils passeront devant ; ils n'ont pas l'air très enthousiastes et surtout fatigués de la réalité en face, il y a de quoi hélas. J'insiste : "je vous assure qu'il faut voir ça, c'est magnifique ! Les profondeurs de champ fabuleuses, les couleurs merveilleuses, les paysages époustouflants, les portraits aimables"… ils n'ont pas l'air bien convaincu… "mais si il faut y aller, c'est un type qu'a monté deux cent kilos de matos au Pérou et qu'a tout fait avec une chambre, c'est vraiment rafraichissant"… le monsieur du petit groupe opine fermement : " ah oui un bol d'air j'en veux j'en veux !!!" et les voilà partis vers un moment de grâce. L'auteur est Juan Manuel Castro Prieto, sur son site cette exposition n'est pas encore éditée mais il y a de quoi se régaler les yeux en changeant de réalité en face.

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Ce festival évolue, s'interroge et donne de plus en plus de place aux jeunes auteurs étrangers. La qualité tant technique qu'éditoriale est de haut niveau ; ces gens qui prennent des risques considérables pour témoigner du monde comme il va sont très talentueux. C'est une manifestation entièrement gratuite, ça ne cours plus les rues ça !

Un dernier tour à la librairie éphémère pour acheter le catalogue de l'année. Raté, rupture de stock… ah zut ! Heureusement je pourrai le commander plus tard par internet chez un libraire toulousain.

Et le dernier regard pour Eric et Gabriel, deux guides pygmées d'une expédition dans la forêt camerounaise Lobéké à la recherche du premier lieu de contamination du virus VIH sida autour des années 1900.

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Il faut avoir le cœur bien accroché pour attaquer frontalement les convulsions du monde, les voir éditées en grand ça foutrait le bourdon à une armée de bouffons rigolards mais j'aime à essayer de comprendre le monde dans lequel je vis. En ce moment c'est vraiment un foutu bordel de dieu à la con, faut bien se rendre à l'évidence et c'est pas les rodomontades tartarinesques des politicards qui vont améliorer bien le rebours. Ils adulent le village global pour mener leurs petites et grandes affaires mais dès qu'il s'agit d'êtres humains, hop !… barbelés et portes cadenassées.

Ce genre d'exposition est une occasion de s'interroger différemment. Les images complètent les mots et des détails se détachent. Pourquoi soudain cet afflux massif de gens errants à la recherche de protection ? La guerre en Irak 2003, la Lybie 2011, l'Afghanistan 1978, Ethiopie-Erythrée 1920, la Syrie 2011, la Somalie 1991 pour n'évoquer que ce coin de planète ; ça fait un bail que c'est l'enfer, des réfugiés pourraient encore arriver par petits groupes à l'ancienne pas comme cette marée humaine qui déboule à peu près vivante. J'entends ou lis ici et là que le russe déploie des armements lourds dans le secteur, que notre beau porte-avion se portera sur zone s'il ne tombe pas en panne, que le petit président va effectuer des frappes aériennes avec ses petits poings rageurs comme le fait l'américain depuis trois ans sans le moindre succès digne d'intérêt, que les tartarins s'essoufflent à réclamer des interventions terrestres d'une coalition internationale qu'il faut traduire par occidentale, que l'OTAN manœuvre en grand actuellement en Méditerranée avec sous-marins destroyers et tout le toutim. Ces rumeurs de encore plus grosse guerre seraient-elles si fondées que les populations décident de tout abandonner pour préserver le seul bien qu'elles peuvent tenter de sauver, leur vie ?

Sommes-nous à la croisée de deux mondes ? Possible : changement de climat, raréfaction des énergies fossiles, résurgence des religions dans la parole politique, numérique qui se répand en faisant haut-parleur de tout de rien et beaucoup de faussetés, peuples qui réclament leurs territoires confisqués… ça crise, ça secoue, ça tangue, ça va tanguer encore.

 

 

Peut-être bien qu'il n'avait pas tort le père Gramsci : "La crise consiste justement dans le fait que l'ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés."